Rocambolesque

Après deux semaines de cours magistraux théoriques, on accueille un adjectif au charme désuet et à l’histoire particulièrement intéressante. Ce mot est construit par dérivation à partir du nom propre Rocambole. Autrement dit, il s’agit d’une antonomase dérivée et lexicalisée. Je me permets un peu de verbiage étant donné que toutes ces notions ont déjà été abordées dans la catégorie « Des mots dans tous les sens et sans direction ». Et pour les nuls, vous pouvez toujours réviser ici et .

Revenons à notre Rocambole. Ce monsieur est le héros d’un long roman à épisodes (que je n’ai pas lu) écrit par Ponson du Terrail et publié en feuilleton dans plusieurs journaux de 1859 à 1884. Au fil des épisodes, Rocambole oscille entre voyou gouailleur et justicier plus ou moins vertueux, ce qui n’a rien d’extraordinaire. Mais le personnage et le roman, extrêmement populaires, sont pourtant réputés pour leur caractère extravagant. En effet, l’auteur semble avoir pris de grandes libertés avec la vraisemblance. A l’image des romans d’intrigue populaires, les aventures du héros sont déjà marquées par les rebondissements multiples et révélations en cascade mais l’auteur n’hésite carrément pas à ignorer certaines péripéties d’un épisode afin de poursuivre les aventures comme il l’entend ou comme le public semble le désirer. Ainsi, Rocambole défiguré par l’action du vitriol redevient beau gosse sans la moindre explication parce que sans déconner, un gentil moche, tout le monde s’en fiche et ça ne fait pas vendre ! Mieux encore, blessé à mort, un coup d’épée en travers du corps à la fin d’un épisode, on retrouve son cadavre, noyé, mais bien vivant au début du suivant… comment ça, c’est peu crédible ? Vous ne voulez donc pas que le justicier finisse son travail ?

drames_de_paris

Ce qui est plus drôle encore, c’est qu’une légende s’est peu à peu développée autour des romans. Dans Saga de Tonino Benacquista, un personnage de scénariste fait référence au manque de vraisemblance des aventures pour louer la liberté de Ponson du Terrail. La citation choisie témoigne certes d’une audace remarquable : alors que Rocambole a été jeté à l’eau, enfermé dans une caisse en métal, l’épisode suivant commence par un improbable « Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonte à la surface » ! Eh bien cette citation n’existe pas ! Plus précisément, il existe sur internet une multitude de versions différentes : selon Bernard Werber, Rocambole survit aux requins qui attaquent le cercueil où il se trouve enfermé puis « marchait sur la 5ème avenue de New York », d’autres grands lecteurs croient se souvenir que Rocambole gagne aisément les berges de la Seine après s’être échappé d’un coffre-fort. J’ai passé un temps inavouable à chercher un tel passage et ne suis parvenue à trouver que des dizaines de commentaires, hilares ou émerveillés, mais jamais documentés, de ce soi-disant extrait. La mythique référence est toujours accompagnée d’une anecdote, elle-même soumise à quelques variations. Ponson du Terrail aurait tué son personnage pour protester contre un refus d’augmentation puis, une fois indemnisé, aurait poursuivi les aventures avec le plus grand naturel. J’adore cette vie parallèle des romans dont le caractère extravagant a colonisé la réalité même.

Voilà autant d’ingrédients qui font de Rocambole un personnage romanesque suffisamment haut en couleurs pour donner son nom à toute aventure incroyable ou enchainement d’événements hors du commun.